[...] En route vers Bouskara, j’essaie de rester positive. Vu aujourd’hui sur le boulevard Ziraoui, à la sortie d’une synagogue, deux vieilles dames sans maris, titubantes, être prises en charge par les deux policiers armés qui gardent l’endroit. Les vieilles dames n’en finissant pas de caqueter avec les forces de l’ordre, celles-ci ont fini par appeler un taxi rouge pour les faire reconduire chez elles en sécurité. Vu aujourd’hui un grand patron dégarni qui marchait vite. Le voilà qui bifurque, traverse et serre les épaules d’un gosse des rues qui ne voit ni les voitures ni plus rien du tout d’ailleurs, K.O. à la colle, pour l’aider à marcher. J’essaie de rester positive. Vu aujourd’hui, un golden boy Gucci garer sa Porsche face au resto devant six ou sept jeunes du même âge portant presque tous des sandales trouées. Vu ces gamins pauvres, fous de bolides, qui, plutôt que de lui planter un couteau illico, moi j’en ai eu envie, adressent un coucou complice au jeune jupitérien plein de morgue. Rester positive. Tant de douleurs subies et d’injustices pardonnées. Le truc inouï, c’est cette étrange douceur de ceux qui n’ont rien, le seul vrai miracle sans cesse renouvelé sur les trottoirs de Casablanca.

Je roule vers Esther et ses compagnons d’infortune. Dans ce matin bleu, je file entre la Corniche et les boulevards, engageant de grands coups de klaxons fougueux, si joyeux que je comprends soudain que sur les routes vicelardes de ce monde vieux et plein d’éclat, j’ai gardé malgré moi cette drôle de jubilation, crépusculaire et dorée, qui ne mène nulle part.

Esther porte un jean râpé et un sweat-shirt noir de garçon. Elle a aussi dégoté des bottines molles et blanches, avec de longs poils duveteux qui ressemblent à des chaussures de neige et brillent d’un éclat ironique sous le soleil marocain. Je ne sais pas où elle a trouvé ces nouveaux vêtements. Elle m’explique qu’elle a mendié quelques dirhams devant la mosquée.

« On fait tous ça et ça marche bien. » Je suis au courant, bien sûr. Les fidèles des mosquées à proximité du centre d’hébergement se montrent généreux avec les clandestins. Esther a récolté beaucoup de pièces et plusieurs billets de 20 dirhams. Elle a acheté des vêtements, du savon et du shampooing qu’elle me montre fièrement.

« Il ne faut pas se laisser aller » conclut-elle avec défi.

Nous attendons le capitaine Abe Slaoui qui est en retard. Pourtant, il est forcé de venir ce matin. C’est lui qui s’occupe du recensement des futurs réfugiés, ceux qui auront droit au statut, privilège qui n’est pas donné à tout le monde. J’explique à Esther qu’il faut qu’elle montre patte blanche quand le capitaine viendra l’interroger. Si elle veut des papiers tout neufs, elle va devoir faire profil bas. La fille m’écoute attentivement, pince ses lèvres de black top-modèle, belle comme une Américaine. Mais là, je sens bien qu’elle est matée. Elle ne parle plus. Elle regarde ailleurs et je veux l’aider.

« Tu as toutes tes chances d’obtenir ce statut de réfugiée. De plus, tu parles plusieurs langues. L’anglais qu’on emploie en Éthiopie et tu parles aussi le français. C’est original.

– Non, c’est normal pour moi, me répond-elle avec dédain. Ça vient de mon arrière-arrière-grand-père. Arthur Rimbaud. C’est une star mondiale. Un poète. Rien à voir avec des bouseux comme vous. »

Boum. Voilà Abe Slaoui enfin arrivé au camp. Il me dit qu’il est venu me chercher, nous sommes pressés. Il s’agit d’une intervention au Lycée français, fréquenté par la haute société marocaine et les enfants d’expatriés. Abe jette à peine un œil sur Esther avant de m’entraîner rapidement vers sa voiture de fonction. Le trajet prend vingt minutes jusqu’au commissariat où nous attend une ribambelle de gosses accompagnés de leurs parents. C’est un grand bazar que tous ces gamins, ces adultes en pétard, et les deux profs français qui les escortent ne me rassurent en rien sur la suite. Les enseignants n’ont pas plus de trente ans, chemises ouvertes et jeans noirs. Ce manque de tenue ne me plaît pas. Puis on nous explique les faits. Altercations avec violence à la sortie du lycée, quelques élèves tabassés par des jeunes du lycée voisin, un établissement public. Les filles portent blouses obligatoires et cheveux tressés, tandis que les garçons traînent un gros sac de sport duquel je les imagine sortir un fusil d’assaut. Une pensée farfelue, que je regrette aussitôt quand je croise le regard de Abe qui semble lire dans mes pensées. « Calme-toi » me glisse-t-il entre ses lèvres à peine mobiles, et j’ai honte.

Les faits sont clairs : trois jeunes filles, élèves du Lycée français, arrivent dans la rue par la porte de derrière, lorsqu’elles se font attaquer par un groupe de filles qui sortaient en même temps de l’école publique. Comme la bagarre est disproportionnée, trois lycéennes contre six, les garçons sont venus à la rescousse. La rue s’est transformée en théâtre d’une bagarre générale que même les profs, accourus, n’ont pu maîtriser. Tout ce beau monde est réuni au commissariat et nous comprenons qu’il n’y a là-dedans ni règlement de compte, ni drogue, ni acte de délinquance avéré. Juste de pauvres gosses qui frappent de riches gamins que la synchronisation des horaires scolaires a mis sur leur route. Bilan : quelques poignées de cheveux arrachés et deux ou trois pommettes tuméfiées, rien de vraiment grave. D’ailleurs, le prof de littérature du Lycée français, un trentenaire pâle comme un touriste scandinave, tente de minimiser les faits. Il montre de la compassion envers les jeunes de l’école publique et tient à faire valoir son point de vue. De mon côté, je le juge gauchiste jusqu’au trognon alors qu’il enseigne pourtant dans un établissement de grands bourgeois. Cela ne semble pas le déranger. J’ai envie de lui demander de s’expliquer sur ses incohérences mais ce n’est pas le sujet. Surtout avec le regard de Abe sur moi, qui ne me quitte pas. Le capitaine Slaoui est Français lui aussi, donc je me tais et je me méfie. Avec les Français, on n’est jamais sûrs de rien. [...]