" À la fin des années soixante, le voisin, un entrepreneur en bâtiment, démolit sa maison afin d’y ériger un immeuble à appartements. Dans la lancée, il rasa également le jardin, un rectangle vert pareil au nôtre mais se prolongeant jusqu’au cœur de l’îlot, pour le remplacer par un vaste parking couvert en béton. Notre père regrettait la disparition du vieux chêne et des bouleaux qui donnaient à l’arrière des maisons une allure de forêt, cependant il n’était pas mécontent car il venait de remplacer sa Consul par une Zodiac vert foncé flambant neuve. Aussitôt, il alla trouver l’entrepreneur pour lui louer un emplacement de choix. Personne ne savait trop que penser de la nouvelle bâtisse, si haute et si différente de celles du quartier, avec son toit plat, ses fenêtres horizontales et ses bandeaux décoratifs de mosaïques jaunes et bleues, comme dans une salle de bain. C’était moderne, et cela suffisait. Ainsi qu’aimait le répéter notre père avec une pointe de fierté dans la voix, « tout Belge a une brique dans le ventre ! » Notre mère, elle, était gênée par les baies panoramiques qui faisaient de la pelouse de notre jardin un terrain balayé par les regards des nouveaux occupants. Cela l’ennuyait surtout en été, lorsqu’elle voulait prendre un bain de soleil. Mais le problème ne dura pas, elle eut tôt fait de connaître ses voisins, elle en oublia sa gêne, et puis « zut », et elle remit son bikini "
"... Ainsi, je n’allais plus à la messe. Le cérémonial m’ennuyait profondément. S’agenouiller, se lever, s’agenouiller à nouveau, tous ensemble, jusqu’à ce que la paille tressée du prie-Dieu vienne s'imprimer dans la peau de mes genoux, puis se frapper la poitrine en répétant lentement, mea culpa, c’est ma faute, ma très grande faute… Et puis surtout, après un long moment de recueillement, toutes les têtes baissées qui se redressent au signal de la clochette, les regards s’élevant de concert pour buter sur le corps dénudé d’un homme sanguinolent. Dieu. Un cadavre. Un Christ plus vrai que nature, le crâne ensanglanté par une couronne d’épines, offrant le spectacle d’une atroce souffrance. Le détail des clous déchirant la chair du crucifié me glaçait les sangs mais captivait mon regard. Attiré comme la limaille par l’aimant, je ne pouvais m’empêcher de fixer la macabre mise en scène. Jusqu’à ce que, tout à coup, les grands orgues se mettent à souffler dans mon dos avec la puissance d’une tempête. Le faisceau irrésistible des ondes musicales me passait alors à travers la poitrine et me vidait sur le champ du contenu le plus succulent de mon être. Projeté, propulsé implacablement sur la haute statue placée là, au point focal de l’espace et de mon existence, je n’étais plus moi-même. Je n’étais plus rien du tout. Juste une parcelle de la masse anonyme, entraîné malgré moi à me fondre dans la dépouille mortelle. Celle-là même dont je mangerais, à la communion, le corps et le sang... "