Au sujet de sa manière d'observer la nature, il m'est revenu en mémoire une anecdote qu'il m'a racontée un jour où, pour une raison ou une autre, notre conversation s’était portée sur les religieuses catholiques.
« J'ai dû, à un moment de ma vie, séjourner dans un sanatorium, ma maladie n'était pas à un stade avancé, mais il me fallait y passer un assez long temps afin d'éviter qu’elle ne se propage. »

(Il ne parlait qu'avec réticence de sa maladie pulmonaire. Et il la cachait à la plupart de ses connaissances).

« Le sanatorium était à la montagne, tenu par des religieuses catholiques. J'y étais le seul juif. Au début de mon séjour, j'ai dû garder le lit. Les sœurs savaient que j’étais juif, et l'une d'entre elles vint me demander si le crucifix accroché au mur me dérangeait, auquel cas elle pouvait le sortir de la chambre. Je lui ai demandé de le retirer. Je n'aime pas les crucifix, non pas pour des raisons religieuses, mais parce que le symbole lui-même ne me plaît pas : l'homme crucifié et tout ce sang qui coule, je sais que ces choses témoignent, peut être inconsciemment, de contenus qui n'ont rien à voir avec l'amour chrétien, et pour cela je n'aime pas y être exposé. Ainsi donc je priai la sœur, d'une manière qui ne risqua pas de la blesser, de sortir la statuette, et elle comprit que ma demande ne comportait aucune intention d'offenser, elle prit le crucifix avec elle et ne m'en garda pas rancune.

Elle était très silencieuse, à pas feutrés elle entrait et sortait de la pièce et ne parlait presque pas. Ces religieuses appartenaient à un ordre d’une discipline extrêmement rigoureuse, aucun livre ne leur était autorisé, pas même les livres sacrés, à l'exception de leur missel. Cependant elles prenaient soin des malades avec une dévotion fondée sur l'amour dont je n'ai jamais retrouvé la pareille nulle part. Je restai alité pendant de longues journées et n'entendis de sa bouche que de rares paroles.

Quand il me fut permis de sortir de ma chambre, je pus me reposer sur un grand balcon qui donnait sur les jardins du couvent, la forêt et les montagnes avoisinantes. J'y restais des journées entières (je n'étais pas encore en état de lire) à contempler les montagnes et les arbres. Vous n'imaginez pas ce que voit un homme lorsqu'il observe ainsi la nature. Non pas du point de vue de sa beauté, mais du point de vue de la vie qui l'habite, vous ne pouvez vous représenter tout ce qui s'y déroule. J'observais et je vivais tout cela, et personne ne me dérangeait.

Plus tard, j'en vins à faire connaissance de la mère supérieure. Il se trouve que j'avais appris à un écureuil à manger des noisettes dans ma main. Il n'y a rien là de bien extraordinaire. Tout homme calme, doté de suffisamment de temps et de patience peut ainsi les apprivoiser sans difficulté. Mais cela fit néanmoins grande impression sur les sœurs, et elles venaient toutes me rendre visite pour voir comment l'écureuil mangeait des noisettes de ma main. La mère supérieure venait également, et elle discutait parfois avec moi. C'était une femme élancée, énergique, le visage basané et les yeux vifs. Sa parole était d'une force peu commune, un peu primitive (elle n'était pas cultivée), mais toujours en un choix de mots puissants, effectifs. Eut-elle été un homme, elle serait à coup sûr devenue l'un de ces grands prédicateurs, du genre fanatique et un peu grossier, mais qui connaissent instinctivement les fondements de la puissance de la parole, à peu près comme ce prédicateur célèbre, Abraham A Santa Clara (quel son pathétique n'est-ce pas, Abraham a Santa Clara – a-a-ha-a-a-a-a ?), mais elle était une religieuse d'un ordre très strict, elle n'était presque pas en contact avec le monde extérieur, si ce n'est les malades dont elle avait la charge. Et même avec les malades elle ne parlait en général pas. Pourtant l'affaire de l'écureuil l'avait menée à moi et elle me parlait.

Les mois d'été passèrent et je continuai à observer les transformations de la nature depuis mon balcon. Les couleurs de l'automne s'annonçaient déjà, du vert foncé au jaune teinté de toutes les nuances de rouge, et moi j'aimais surtout regarder un tout jeune orme. Son tronc était élancé, de la couleur du cuivre, il restait particulièrement droit, fin et beau après que tous les autres arbres eurent perdu leurs feuilles. Un matin, en me réveillant, je vis que les premiers froids étaient arrivés, et je savais que cela présentait un danger mortel pour cet arbre encore tendre, et que personne ne pourrait lui venir en aide. S'il arrivait à surmonter les premières gelées, il vivrait, sinon il se briserait et périrait. En effet, en de tels jours de froid glacial, quand le vent se met à souffler, tout dépend d'une seule chose : si l'arbre est assez souple pour plier, il ne se brisera pas, et sinon il se brisera. Mais les jeunes arbres durcissent sous le froid et l'on peut alors entendre de loin, quand se lève le vent, un claquement sec, comme une noix que l'on craque, et c'est le signe de la fin pour cet arbre.

De telle sorte que ce jour-là, couché sur mon balcon, j'étais tout ouïe, attendant l'arrêt qui bientôt serait rendu à cet arbre fragile. Après quelques heures, il y eut une rafale de vent, j'entendis de loin ce petit craquement sec. Et immédiatement après, derrière moi, j'entendis la voix de la mère supérieure :

Wer sich vor dem Herrn nicht beugt, wird genickt.
Celui qui ne s'incline pas devant le créateur sera brisé. »

Leah Goldberg, « Rencontre avec un poète »
Traduction : Dan Drai