Son père rentre en urgence d’un voyage d’affaires à Francfort et arrive à temps, en fin de matinée, pour assister à sa naissance. L’accouchement est facile, dénué des peurs qui ont entouré la première fois. C’est de nouveau un garçon, un bébé léger au visage gracieux. Mon mari sourit en soupesant Simon, « Il ne pèse pas plus qu’un petit rôti ! ». Ma mère s’exclamera n’avoir jamais rencontré de nouveau-né aux traits aussi fins. Simon contre moi pour la première fois, dans le « peau à peau » qui nous introduit l’un à l’autre. Chaleur partagée. L’accueillir, le contenir comme quand il était au creux de moi, amortir sa venue au monde. Puis son profil m’apparaît. « Il a les yeux en amande. N’y aurait-il pas de la trisomie dans l’air ? » Ce sont des mots que je prononce sans même m’en rendre compte. Ils se sont échappés de ma bouche. Ils planent un instant au-dessus de nos têtes, ricochent sur les murs puis s’atomisent dans l’air de la pièce, tandis que la sage-femme les abandonne au silence.

La réponse est dans la question. Un froid glacial m’envahit. J’ai compris. Je sais. La déficience intellectuelle. La lenteur. L’élocution approximative. Le regard des autres… Au moins, le handicap se verra ! Rien de pire que le malentendu. Simon, lui, annoncera la couleur... La crèche voudra-t-elle de lui, maintenant ? Et l’école ?... Saura-t-il lire un jour ?... Et toute cette autonomie à conquérir ? À l’adolescence, quid de la sexualité ? Du couple ? Avec Simon, pas de permis de conduire. Pas de petits-enfants.  L’amener à comprendre qu’il n’aura pas d’enfants. Le préparer pour quand nous ne serons plus là. Une chance qu’il soit trisomique, une capacité de communication intacte ! La candeur, la confiance, l’amour… Qu’il est beau ! Je sais que je peux.

La maternité s’affaire autour de nous. Les naissances se succèdent. Tour à tour, les familles gagnent leur chambre en compagnie de leur bébé dans un fracas métallique de chariots qu’on déplace et qui s’entrechoquent. Pour nous, le temps s’est arrêté. Nous voilà tous trois plongés dans le silence et comme oubliés des professionnels, maintenus en salle de travail, une salle, dans mon souvenir, aux murs blancs hôpital qui tient de la chambre froide. Près de sept heures se dérouleront, des heures interminables passées dans la certitude du diagnostic, la peur au ventre, la tête entamée par l’effroi et le choc, avant que la généticienne de l’hôpital ne parvienne à se libérer pour venir nous faire sa visite et que nous puissions enfin rejoindre notre chambre.

Une naissance caravagesque, dirais-je aujourd’hui. Un clair-obscur brutal ou, plus trivialement, un grand écart inattendu. Nous, les parents, écartelés entre la joie rayonnante de la naissance, la promesse que porte cet enfant en pleine forme – pas l’ombre d’une cardiopathie pourtant si courante chez les enfants trisomiques – et le poids du handicap qui s’est invité dans notre vie. Nous, les parents, employés à tenir Simon à l’écart du deuil que nous traversons et qui ne le concerne pas, à faire taire notre chagrin pour ne pas peser sur sa vie toute neuve. Une naissance à la joie voilée. Une naissance qui hypothèque l’avenir de l’enfant, qui enlève en même temps qu’elle donne. Une naissance qui prive les parents de rêver autour de leur nouveau-né, qui leur retire le lustre dont l’événement, triomphe social s’il en est, les auréole habituellement. Comment célébrer la naissance de Simon alors que le handicap vient bousculer nos plans ?

Les évidences n’en sont plus. Nous avons la tête en charpie. Dans ce contexte, une première difficulté se pose avec la déclaration de naissance. Je ne le savais pas, la ville dans laquelle je viens d’accoucher facilite la vie des jeunes parents. Il est prévu que l’officier d’état-civil se déplace jusqu’à la maternité. À notre plus grande surprise, se présente ainsi, au pied de mon lit, le lendemain de la naissance, un homme courtois et scrupuleux, préoccupé de donner en bonne et due forme une existence officielle à notre bébé. Prêts à accueillir qui viendrait et certains qu’une préférence déçue serait sur-le-champ contrebalancée par la joie de la rencontre, nous n’avions pas demandé à connaître le sexe de l’enfant. Nous nous étions donc contentés de prévoir un prénom pour les deux cas de figure. Autant dire que la question du fonctionnaire concernant l’éventualité de prénoms supplémentaires nous prend de court. Mais celui-ci insiste. « Êtes-vous sûr de ne pas vouloir lui en donner ? Réfléchissez bien. Vous risquez de le regretter. Et il n’y aura pas de seconde chance. » Ceux de ses grands-pères ont déjà été donnés à François, notre aîné, et, sur le moment, une redite ne nous paraît pas opportune. Mais comment orienter le choix quand l’esprit est vide ? C’est mon mari qui nous sauve la mise en proposant son propre prénom. Simon, Jean-Louis  fait donc son entrée dans la vie doté, comme son frère, de trois prénoms. En bon cadet, il laisse au premier-né le soin de prolonger la lignée familiale, mais sa drôle de naissance lui vaut l’inscription de l’amour au cœur même de son état-civil. L’adoption immédiate du fils par le père me bouleverse d’autant plus que, contrairement à moi, l’entourage de mon mari ne compte pas de personnes trisomiques et qu’à l’annonce du handicap, je le sais, nombre de pères trouvent leur salut dans la fuite. C’est le même homme qui, peu après la naissance, est passé en coup de vent à la maison chercher un appareil photo et a lancé à ma mère entre deux portes, « J’y retourne tout de suite, il est si mignon ! ».

Les faire-part, quant à eux, avaient été prévus et si la tentation de ne pas les envoyer m’a traversée, elle n’a pas tenu. Ils seront donc sobres, identiques à ceux choisis pour la naissance de François, notre aîné : carton ivoire, calligraphie anglaise. Seule la couleur de l’impression, unique comme chaque enfant, passera du vert de l’espérance à un bleu doux et lumineux pour ce second garçon. La formule classique sera reprise aussi. Elle fera de nouveau part de la « joie » des parents, j’y tiens, la « joie » et non le « bonheur », un état plus durable mais insaisissable et un concept un peu galvaudé. La joie, le cœur gonflé à en éclater, je ne m’étais pas trompée en anticipant la formule, c’est bien ce que nous avions ressenti à la naissance de notre premier enfant et qui était devenu depuis l’étalon de toutes mes joies. Pour Simon, les faire-part rejoindront leur destination, lestés au verso de quelques phrases manuscrites expliquant pourquoi « notre joie est teintée de peine ». Mais l’entre-deux de cette naissance particulière figuré par les deux faces du carton ne sera pas perçu par nombre de destinataires, peu habitués à trouver un petit mot au dos d’un faire-part. Malgré nos précautions, nous aurons donc à faire-part, de vive voix ou par téléphone, ce dont nous nous serions bien passés dans l’état d’implosion qui était le nôtre au sortir de la maternité et qui a donné lieu à plusieurs scènes cocasses, comme ce parfait quiproquo, au cours duquel Evelyne, une amie proche, penchée sur le berceau familial en osier, s’attachait en vain à déceler, dans le bébé endormi qu’elle découvrait, les stigmates de la « maladie » que j’évoquais comme un fait entendu.

La vie après une naissance est pleine de figures imposées, de rites sociaux destinés à célébrer l’enfant et la bonne fortune des parents. Avec Simon, peu d’espoir de voir un jour le jeune garçon subjuguer les docteurs de la loi, quels qu’ils soient, point d’officielle présentation au Temple, mais une vie qui continue comme si de rien n’était, pleine d’occasions à ne pas fuir pour donner à notre fils sa place au milieu de nous. Ce bébé existe, et ce n’est pas un chromosome surnuméraire qui doit l’empêcher de vivre, j’en suis bien consciente. Mais en pratique les choses n’ont pas été si simples. Présenter au monde ce bébé qui sort de la maison, protégé plus qu’un autre contre mon cœur ou à l’abri des regards dans le landau, c’est le magasin de puériculture qui m’en fournit le premier prétexte. Pendant la grossesse, je m’y étais fréquemment rendue pour rêver à l’enfant à venir ou pour me procurer de quoi lui faire un nid. Au fil des mois, les échanges s’y sont approfondis, des liens se sont tissés. Et je ne peux décemment pas faire faux bond à la directrice du magasin qui a attendu ce bébé avec moi et m’a fait promettre de venir le lui présenter dès la sortie de l’hôpital.

La principale rue piétonne à D., un jour d’affluence, la boutique à l’autre extrémité. Jamais mes semelles n’ont pesé aussi lourd, jamais la rue ne m’a semblé aussi longue. L’espace se dilate. Mes oreilles bourdonnent. Mes joues sont en feu. Tous les regards sont braqués sur moi. Ils me transpercent, ils percent mon secret. « Son enfant est déficient. Son bébé est tout cassé. » Sur moi, le poids de la faute. Sur moi, le rouge de la honte, le rouge du sang des règles qui tache l’entrejambe et signale la femme impure. J’ai quitté la cohorte des femmes ordinaires. Je n’ai pas pu. Je n’ai pas su. Je suis la femme infertile, sa douleur, sa culpabilité. L’enseigne est à deux pas. En finir, enfin ! Je pousse la porte vitrée. Elle se trouve au fond du magasin. Je ne vois qu’elle. Tout le reste est flou, les vendeuses, les futures mères, les clients. Elle m’aperçoit. Mes yeux se voilent de larmes. Elle a compris. Elle s’approche, je lui tends l’enfant, elle le prend dans ses bras, lui sourit. Je lui dis. C’est fait.