Prologue

La route descend vers le lac. C'est une route en lacet dessinée par le temps le long des maisons aux murs de basalte. Maisons basses érigées à l'ère des Ottomans, délabrées, encore plantées là, sur les vestiges des civilisations enfouies dans les profondeurs de la terre, comme les dents espacées et tenaces des vieillards négligés. La route va et descend. C'est Anna qui conduit et près d'elle, son mari est fermé, impassible. La laideur s'étend au pied des douces pentes, se resserre à mesure que le lac, la mer de Galilée, se déploie et s’offre au regard tout entière. La voiture glisse entre les maisons repeintes de couleurs profanes, dressées tels des magiciens séniles et déshonorés parmi la horde débridée d'immeubles nus, gris et blancs. La mer de Galilée est déjà turquoise en ce matin d'hiver, avec, en face, aussi ridés que les flancs d'un éléphant centenaire, les versants du Golan, gris-noir à cette heure, limite brutale au sentiment d'infini que l’eau inspire.

Anna est muette et à ses côtés, le corps de son mari est ramassé. Ses bras vont et viennent selon un arc imaginaire. Ses doigts annelés autour du volant, son nez busqué, son oreille dégagée, son genou mobile, elle prend soudain conscience de ces parties d'elle-même exposées à son regard : s'il pose les yeux sur elle, ces parties seront aussitôt mises en relief, revêtues de grotesque par les rayons d'hostilité projetés par cet homme à l'affût derrière ses créneaux de silence. La forteresse est édifiée enfin, il a fallu bientôt trente ans.

Anna sait qu'il déteste tout, la route en lacet bordée de vieilles maisons, la cabine rudimentaire de la camionnette où il est immobilisé, les mains oubliées sur ses genoux. Il déteste tout ce qu'elle aime, la transparence de l'air, le parfum des plantes après les pluies, la survivance des siècles passés, les piétons aux traits orientaux descendant paisiblement vers les deux rues parallèles – centre de cette ville construite au bord du lac en l'honneur de Tibère.

La voiture approche de sa destination. Va-t-elle la lui poser, cette question banale et pourtant lourde de sens, elle en est certaine à ce moment, alors que dans l'espace clos elle se sent oppressée par la densité du silence ? Elle en répète mentalement les mots qui, au gré du roulement, se détachent les uns des autres, perdent leur signification, se réduisent à des martèlements derrière son front. Enfin elle s'entend dire, tu es sûr que tu ne veux pas garder la camionnette ? Ses lèvres sont sèches, le silence plus pesant encore. Elle tourne la tête, il fait un signe affirmatif. La voiture roule lentement parmi les provinciaux nonchalants tandis que l'écho des mots profanés par le son se meurt.

À présent, elle a conscience de tout son corps. Devant la gare, le trottoir sale est enluminé par le blond incongru de chevelures scandinaves, par l'exubérance des couleurs joyeuses qu'exhibent les visiteurs du Nord, atterris là, en Orient, sous les rayons de ce simple soleil d'hiver qui les grise d'émerveillement. La voiture s'arrête. La politesse des touristes attendant passivement leur guide fait sourire Anna. Elle n’a pas lâché le volant, le visage tourné vers la droite, mais elle ne voit pas la masse de son corps à lui, elle s'attache à regarder les étrangers à la peau rose, et en elle, cette contemplation ranime les fibres d'une importune, d'une indéfinissable nostalgie.

Les senteurs de la terre et la pureté de l'air, elle s'en grisera sitôt qu'il ne sera plus près d'elle. Il projette son corps en avant et d'une voix brouillée il balbutie, bon, alors Anna, au revoir, élève bien mes enfants. Elle sent l'effleurement de ses lèvres sur sa joue et ferme les yeux. La portière claque avec violence. Dans le rétroviseur, elle le voit de face jusqu'à la ceinture : d'un élan il soulève ses valises et disparaît. Il réapparaît de dos, en entier, et s'avance avec précipitation vers la gare en contournant le groupe de Finlandais, ou de Suédois. Il franchit l'entrée du bâtiment, puis elle ne le voit plus. Au-delà des touristes qui n'ont plus d'importance, elle fixe un instant la porte. Alors, elle desserre les doigts, plaque ses paumes sur le volant et, les bras tendus, le dos pressé contre le dossier, la tête rejetée en arrière, elle aspire l'air, lentement, puis retient son souffle en plissant les yeux jusqu'à les clore. Quand ils s'ouvrent à nouveau, son corps s'amollit et elle expire en contemplant le siège inoccupé, l'espace devenu soudain éclatant de légèreté.

Désormais, elle va prendre conscience des gestes qu'elle accomplit, celui de conduire avec aisance et triomphe la camionnette jusque-là bringuebalante, puis d'en claquer la portière au pied de son immeuble. Pour elle, cet acte brutal demeure investi de la touche masculine, comme si la force physique à l'état brut y était tapie – ultime expression de la vanité ou de la frustration du conducteur plus conscient que jamais, en cet éclair de temps, de sa position sur l'échelle de la réussite. Elle revient vers la camionnette, en ouvre la portière et la referme doucement.

La grande fenêtre de la salle de séjour donne sur une infinité de toits plats descendant vers l'eau comme un enchevêtrement d'escaliers d'où, çà et là, jaillissent des cimes de pins vert sombre et des palmiers aux troncs invisibles. Bien au-dessus de la mer de Galilée, sur un flanc de montagne que les Romains, ou les Turcs, n'avaient osé, ou pu, ou désiré conquérir, les civilisés de son temps ont planté de hautes maisons blanches qui réfléchissent l'incandescente lumière et qui seront les témoins de cet âge de béton, de rudesse, de misérable qualité. Sur la droite s'étalent de tendres collines jumelées. Ce n'est pas dans cette ville, c'est dans le paysage tout entier qu'Anna demeure.

À l'intérieur, elle regarde les livres, les plantes, le fauteuil d'osier. Sur le seuil de la chambre conjugale, elle imagine un espace différent. Elle sent l'effleurement de ses lèvres sur sa joue. Il a été englouti par l'entrée de la gare, les deux valises alourdissaient son pas. La matinée va prendre fin. Un avion s'annonce au loin, le moteur vrombit, menace. Il enfle, il éclate, il fracasse la sérénité qui montait du lac et fonce vers le Nord, vers la Syrie, ou le Liban, il fend une forêt de nuages et disparaît. Les tremblements de l'air n'en finissent pas de mourir. Ses filles, les deux plus jeunes, vont bientôt revenir de l'école. Sous l'une des deux fenêtres aux rideaux de voile blanc, sa table de nuit vient s'emboîter entre les deux lits qu'Anna sépare. C’est sa chambre à elle à présent. [...]